Tuesday, April 25, 2023

LETTRE OUVERTE À THOMAS DELTOMBE

 Monsieur Deltombe, 

    j'ai sous les yeux deux articles de votre inspiration, publiés respectivement sur les sites de mondeafrique et afriqueXXI, à l'occasion du décès, survenu le 18 juillet 2022, de mon oncle le journaliste, éditeur et ancien sénateur de la république française, Pierre Biarnès. Le premier s'intitule: "Pierre Biarnès décédé en juillet: le "Bob Denard" du "Monde" en Afrique", le second "Pierre Biarnès ou les égouts du journalisme françafricain". Tous les deux reprennent un encart que vous avez publié dans le livre «Françafrique: l’empire qui ne veut pas mourir».

   À la lecture attentive de ces textes je ne peux que constater, comme quiconque soucieux de rigueur intellectuelle et d'éthique journalistique, à quel point leur contenu entre en contradiction flagrante avec le premier paragraphe de la Charte de Déontologie de votre site afrique XXI qui affirme: "...Sa vocation première est, à travers le travail de ses journalistes et d'autres contributeurs, de délivrer à ses lecteurs une information de qualité, équilibrée, vérifiée et digne de confiance." Si vous êtes un honnête professionnel, conscient de la portée de ses actes, chose que je ne peux que présupposer, vous serez bien obligé de reconnaître que mon appréciation est tout à fait justifiée. 

   Néanmoins il me semble convenant d'exposer sommairement de quelle manière la qualité, l'équilibre et la véracité font cruellement défaut à l'information que vos textes apportent sur l'activité de votre collègue Pierre Biarnès. Dans un premier temps, force est de constater que vous ne faites référence qu'à un seul de ses nombreux ouvrages, le livre "Si tu vois le margouillat", publié en 2007 par les éditions L'Harmattan, à la veille de sa retraite survenue en 2008. Sans aucun doute il s'agit bien d'un livre singulier où Pierre Biarnès s'offre le plaisir, pour ponctuer son récit, d'utiliser parfois dans toute sa crudité, le langage grivois qui imprégnait profondément la culture des élites françafricaines de l'époque post et néocoloniale. Cependant il est choquant de constater que ce sont ces brèves notes autobiographiques, placées en introduction des divers chapitres, tout au plus deux douzaines de phrases au sein d'un ouvrage de 300 pages, qui retiennent l'essentiel de vos commentaires. Voila sans doute une méthode utile pour justifier ce terme de votre cru "égouts du journalisme françafricain", mais qui laisse beaucoup à désirer comme compte rendu d'un livre que vous qualifiez d'autre part de "…à la fois informé, bourré d'inexactitudes et particulièrement graveleux." Il est évident que c'est ce dernier aspect qu'il vous plaît de retenir. Rien n'est dit en effet du caractère "informé", pourtant essentiel, de l’ouvrage ni de ses prétendues "inexactitudes". Vous conviendrez avec moi que construire votre récit et l'exposé de vos commentaires exclusivement sur la base d'une infime portion, strictement anecdotique, de ce livre, ce n'est certainement pas offrir "une information de qualité, équilibrée, vérifiée et digne de confiance" du travail de Pierre Biarnès au cours de ses années africaines. 

  Car, pour en venir à un point essentiel de son parcours professionnel, il me semble important de signaler que c'est dans son activité d'éditeur que se concentre son labeur principal. Là encore, il est surprenant de constater que si bien vous citez la Société Africaine d'Édition, nommant les collaborations de Philippe et Paulette Decraene (future secrétaire particulière de François Mitterrand) ou encore de Monique, la femme de Pierre, ainsi que le titre des principales revues publiées: l'hebdomadaire "Le moniteur africain du commerce et de l'industrie", le mensuel "Le mois en Afrique: Revue française d’études politiques africaines", puis le bimestriel "L'Afrique littéraire et artistique" (oubliant entre autres la "Revue française d’études politiques et méditerranéennes" et la longue série de livres qui font le bilan économique et politique de l’année écoulée, pays par pays), vous ne dites rien de la qualité incontestable du contenu informatif de toutes ces publications. 

  Un autre aspect de la question, que vous abordez également, concerne le versant économique de la SAE, une initiative éditoriale courageuse et éminemment culturelle qui aboutira, au fil des ans, en une faillite en toute règle. À ce propos, il est tout de même notable qu'un homme que vous décrivez comme étant "...à tu et à toi avec les présidents africains" et que vous accusez de "...fricoter avec les potentats et les services français", non seulement n'ai pas eu l'habilité de se faire, comme tant d'autres, une petite fortune sinon qu'il quittera l'Afrique couvert de dettes ; dettes qu’il mettra un point d’honneur à rembourser intégralement sur son salaire de sénateur. 

   À ce sujet, particulièrement significative est l'accusation que vous portez sur sa relation avec le président Mobutu et son ambassadeur à Paris. On peut lire sous votre plume : "Sa société d'édition profite par exemple des largesses de l'ambassadeur du Zaïre à Paris qui ponctionne quelques grosses coupures dans ses "énormes valises bourrée de billets" pour régler les factures impayées. Une faveur qui explique peut être l'onctuosité avec laquelle il dépeint l'autocrate zaïrois, "un homme très intelligent" qui a réussi la prouesse de "rétablir l'ordre" dans l'ex-Congo belge". Sans nous détenir à considérer pourquoi vous parlez de "largesses" et vous qualifiez de "faveur" le fait de se faire payer une facture, parler d'onctuosité à l'égard de Mobutu ne fait que révéler que vous vous êtes contenté de survoler, au-delà des 20 premières pages, le chapitre consacré au Zaïre dans le livre de référence.

  Même si la page 13 débute par la menace lancée par Mobutu: "Alors Biarnès, tu m'insultes!" et le journaliste, connaissant très bien le personnage, raconte ensuite combien il craint pour sa vie pendant les 48 heures suivantes, vous parlez sans motif plausible d'onctuosité! Plus loin, après avoir décrit minutieusement la longue série d'assassinats, en particulier celui de Patrice Lumumba, qui jalonne l'arrivée au pouvoir de Mobutu, Pierre Biarnès le définit tout simplement (page 46) comme un homme qui "...ne manque ni d'intelligence ni de caractère et il est sans scrupules". Là encore le récit extrêmement précis, objectif, documenté et rigoureux n'abrite pas le moindre signe d'allégeance et moins encore d'onctuosité. À savoir pourquoi vous en faites et livrez à vos lecteurs une interprétation si différente ! 

  Puis, il est inévitable de s'attarder un peu sur quelques-unes de vos phrases les plus choquantes: Pierre Biarnès, dites vous, est"... celui qui se vantait dans un style graveleux de fréquenter "les bars à putes"... "Mais y avait-il en Afrique un bar qui ne soit pas un bar à putes ?" s'interroge le journaliste en s'amusant de la facilité avec laquelle il s'attire les faveurs des jeunes africaines." À nouveau l'interprétation que vous donnez des textes que vous avez pu lire ne brille ni par la rigueur informative, ni par la connaissance et donc la compréhension des situations évoquées. Qui peut douter en effet que l'immense majorité, voire la totalité, des bars africains de l'époque, fréquentés par les étrangers, étaient des lieux qui comptaient avec la présence assidue de quelques prostituées? Qui peut douter que nombre de celles-ci se contentaient souvent d'une rétribution très modeste de leurs services? Cette réalité incontestable, exposée sur un ton désinvolte, illustrée par des anecdotes croustillantes et véridiques, débouche sur un jugement moral qui vous amène à écrire que Pierre Biarnès étale "... ad nauseam ses obsessions libidineuses". C'est, vous en conviendrez, une interprétation bien simpliste, qui frôle la diffamation, voire la calomnie.

   Mais c'est un sujet qui semble vous passionner. Donnant pour établi que Pierre Biarnès est un accro des maisons closes, vous mettez en avant ses relations avec les propriétaires de l'établissement le plus renommé du Dakar de l'époque, le Chez-Vous... Il n'est pas difficile d'imaginer qu'une personne de votre génération, qui a grandi avec internet et travaille le plus souvent avec un ordinateur branché sur le net, ai du mal à comprendre que, dans les années 60-70, c'est précisément dans ces lieux malfamés, publics ou privés, fréquentés par les élites françafricaines, qu'un journaliste pouvait recevoir les confidences et obtenir les informations extra-officielles que tout bon professionnel se doit de pourchasser et de recueillir. D’autre part, il semble également logique qu'il procure d'entretenir d'étroites relations avec les divers services de renseignements, pour la même raison; après tout, journalistes et agents du SDECE poursuivent professionnellement la même "matière première", à savoir: l'information! 

    Évidemment, et sans doute heureusement, les temps ont changé. Comme vous dites, "Si tu vois le margouillat" "...donne un aperçu saisissant des mœurs journalistiques françafricaines dans les années 1960-1970". Mais cependant vous ne semblez pas vouloir comprendre que ces mœurs, particulièrement saisissantes, sont imputables aux circonstances sociopolitiques de l'époque et non pas à la dépravation supposée des journalistes, concrètement, dans le cas qui nous occupe, du journaliste et éditeur Pierre Biarnès. 

   Il convient maintenant de commenter la phrase de Mongo Beti : "Philippe Decraene et Pierre Biarnès furent en quelque sorte les Bob Denard de la rotative". Il me semble que la comparaison n'est pas le fruit d'une des inspirations les plus heureuses de la part de l'écrivain camerounais. Bob Denard était un mercenaire, un assassin farouchement anticommuniste, au service des secteurs les plus réactionnaires des puissances colonialistes. Pierre Biarnès, en revanche, a toujours été un sympathisant des idéaux communistes et un militant de l'humanisme franc-maçon, qui n'a jamais tué personne. Quoi que vous en pensiez, il était un défenseur sincère des velléités indépendantistes des peuples africains, sans jamais perdre de vue, pour autant, les profondes réalités géopolitiques qui ont sous-tendus tous les processus d'indépendance et qui l'amenèrent à les analyser d'un point de vue extrêmement lucide et foncièrement pragmatique. Cela lui a valu l'incompréhension durable, voire l'animosité générale, de la part de tous les courants idéalistes de la gauche universelle. Lui même s’en étonne à la page 188 de "Si tu vois le margouillat": "On me prenait pour un réactionnaire néocolonial, même au Monde"... Il semble, de toute évidence, que c'est dans ce cadre qu'il convient de placer les deux textes que vous avez publiés. 

    On ne peut non plus oublier que ces textes se posent en réponse à la note nécrologique publié par le Monde au lendemain de son décès. Vous dites: "Pierre Biarnès ne le cache pas, son statut de correspondant du Monde lui attire bien des sympathies" et de fait, beaucoup de gens, y compris probablement Mongo Beti, ne connaissent de lui d'autres textes que les articles publiés dans le quotidien parisien, ce qui peut les déterminer naturellement à assimiler sa pensée à la ligne éditoriale qui caractérise ce journal. Vous en conviendrez, cela peut vous attirer aussi bien, de fait et à part égales, de nombreuses antipathies ! Car, au bout du compte, quelle est la place de Le Monde au sein de Françafrique? En temps que collaborateur du Monde diplomatique, il serait intéressant de connaître votre opinion à ce sujet.

   Dans ce contexte, la position de Pierre Biarnès est plutôt délicate: d'une part tous les dirigeants le courtisent en espérant qu'il contribue à donner d'eux une image internationale positive, sous peine d'être soumis à l'ostracisme le plus sévère (Jean Bedel Bokassa en arrivera même à le condamner à mort et Omar Bongo promettra, quant à lui, de "lui couper les couilles"!); de l'autre, tous ses articles sont soumis à la révision et à la correction du comité de rédaction parisien qui se doit d'assurer une adéquation entre la ligne éditoriale et le contenu livré par le journaliste. Et cette correction, justifiée par l’espace disponible, est sans appel. Ce qui amène à Jean de la Guérivière, auteur de l'article du Monde, à écrire : "… il lui arrive souvent de prendre mal les coupes opérées dans ses longs envois...". Monsieur Deltombe, vous êtes un journaliste professionnel et vous devez savoir parfaitement ce que tout cela peut signifier ! 

   Ces circonstances professionnelles frustrantes, qui caractérisent sa relation avec le Monde, l'amènent à envisager définitivement, dés la fin des années 70, son entrée en politique. Celle-ci s'accompagne de la publication de ses premiers livres consacrés à l'Afrique. "L'Afrique aux africains" (1981) qui précède son élection au conseil général des français de l'étranger en 1982 et "Les Français en Afrique Noire de Richelieu à Mitterrand: 350 ans de présence française au sud du Sahara" (1987) peu avant son entrée au sénat. 

   Puis, quittant Dakar après son élection sénatoriale en 1989, ses ouvrages traiteront ensuite de géopolitique mondiale: "Le XXIe siècle ne sera pas américain" (1998), "Les États-Unis et le reste du monde : Les Chemins de la haine (Chroniques de la dernière décennie)" (2002), "Pour l'Empire du monde : Les Américains aux frontières de la Russie et de la Chine" (2003), "La Route de la Soie : Une histoire géopolitique" (2008). "La fin des cacahuètes" (2005) et "Si tu vois le margouillat" (2007) seront deux exceptions, ponctuées de notes autobiographiques nostalgiques et désinhibées, rédigées aux portes d'une retraite douloureusement marquée par les symptômes de la maladie de Parkinson. 

   Je ne peux donc que vous recommander une lecture sereine, libre de préjugés et d'aprioris, de tous ces ouvrages. Vous serez alors peut-être en mesure d'offrir véritablement à vos lecteurs, une information "de qualité, équilibrée, vérifiée et digne de confiance", au sujet de votre illustre collègue. Car si, selon vous, l'article de Jean de la Guérivière "… ignore opportunément la part d'ombre " de Pierre Biarnès, force est de constater que les vôtres, lamentablement, laissent dans l'ombre l'essentiel de son œuvre. Même si vous ne partagez ni les opinions, ni les analyses, ni le sens de l’humour, ni les conceptions morales qui peuvent dériver des paroles et des comportements d'un collègue, comme vous journaliste et éditeur, cela ne vous autorise pas pour autant à renoncer à une approche rigoureuse, contextualisée, de sa vie et de son œuvre, dans le cadre d'une rubrique nécrologique. 

    C'est pourquoi je vous demande de faire en sorte que cette Lettre ouverte, qui assurément s'ajuste parfaitement aux principes de votre Charte déontologique, puisse servir à rectifier, auprès de vos lecteurs, les affirmations que vous avez publiées à la mort de mon oncle. J’en appelle donc à un Droit de réponse auprès des sites qui ont publié vos écrits. Un passage à l'acte dans ce sens de votre part sera une belle démonstration de votre talent professionnel et contribuera également à soulager, en partie, la désagréable tristesse que vos mots ont procurée à tous ceux qui ont eu le bonheur de connaître et d'apprécier la profonde humanité de Pierre Biarnès.

 Cordialement, 

Vincent Jean Marie Biarnès

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